Lettre ouverte aux parlementaires intéressés par le « jour d’après »

Rennes, le 4 avril 2020

Mesdames, messieurs,

Je lis grâce à France Info que plusieurs d’entre vous lancent une consultation pour « préparer le jour et le monde d’après ». J’ose espérer que vous êtes coordonnés avec France Stratégie, dont l’Appel à contribution – Covid-19 : pour un « après » soutenable nous invite aussi à une réflexion de fond sur ce qui peut et doit changer.

Votre intention me semble excellente, mais cela signifie-t-il que jusqu’à présent vous vous préoccupiez surtout d’entretenir le « monde d’avant » ?

Je lis que vous voulez aboutir en un mois à des propositions susceptibles de se transformer en propositions de loi, synthèses des mesures les plus populaires, « sur le modèle de la démocratie participative ». Merci de l’invitation, mais la mise en place qu’une vraie démocratie participative nécessitera du temps long, pour ne pas la confondre avec un « café du commerce » où seules les idées toutes faites se concurrencent, ou pour un « méga-sondage » dont les résultats vont surtout encombrer vos étagères.

Nous croyez-vous collectivement capables d’imaginer en un mois des réponses aux problèmes que notre modèle économique et social a entretenus depuis 2 ou 3 siècles ? (qui plus est sur la base de la popularité, rarement synonyme de pertinence). Pouvons-nous imaginer que des lois (que vous mettrez probablement quelques mois à rédiger et quelques années à approuver ?) vont modifier comme par magie les comportements humains qui ont fondé le « monde d’avant » que certains espèrent voir réactiver le plus rapidement possible  ?

Et pourquoi repartir de zéro, alors que tant de « think tanks », associations, ONG… ont développé des expertises sérieuses sur ces sujets, que tant de « rapports » ont été écrits et soigneusement rangés ? Les analyses et les réponses nous les avons. Mes propositions concernent donc plutôt le processus qui permettrait de les mettre en œuvre :

  • A tous les échelons géographiques, de la commune à la nation, généraliser les processus de décision s’appuyant sur des comités de citoyens, accompagnés d’experts (scientifiques y compris sciences de l’homme, politiques, philosophes) et formés pour avoir un regard critique sur les modèles et représentations à l’œuvre, en fonction des sujets traités (comme cela semble avoir été fait pour la Convention Citoyenne pour le Climat).
  • Partager le pouvoir de compréhension et suivi des indicateurs sociaux et économiques pour mettre les données ouvertes à la disposition de tous ceux qui souhaitent analyser le fonctionnement du monde, et ne pas nous contenter donc de soigner les apparences, créer de beaux « récits nationaux » cache-misère.

Cela nécessite donc probablement de développer :

  • une recherche publique ouverte (dans son processus, ses données et ses résultats) capable de se mettre au service de l’intérêt général sans risque de conflit d’intérêt (vs entreprises ET gouvernement), et s’appuyant aussi sur les associations comme capteurs et données et diffuseurs des connaissances,
  • des politiques d’accès à la formation continue plus ambitieuses, incluant une éducation populaire citoyenne qui permette au plus grand nombre de participer à une démocratie participative éclairée,
  • des moyens d’inclure dans ce processus tous les citoyens, y compris ceux qui aujourd’hui sont souvent considérés comme des citoyens de 2e catégorie, voire comme des non citoyens, mais qui font partie du monde de demain, comme de celui d’aujourd’hui,
  • et donc probablement, organiser la société pour qu’une telle participation ouverte ne pénalise pas financièrement ou professionnellement ceux qui s’y engagent. Pistes possibles : semaine de 4 jours (et le 5e citoyen), indemnités / revenu citoyen pendant les périodes d’investissement participatif…

En tout cas cela ne s’imaginera pas en un mois, ni même en un an. Si vous voulez vraiment contribuer à un futur souhaitable, œuvrez à 20, 30, 50 ans, donc bien eu delà de votre mandat et de ses perspectives de renouvellement.

D’un point de vue pratique, le principal pouvoir dont vous disposez aujourd’hui et qui peut ouvrir le chemin dans cette direction, c’est d’encourager et démultiplier les initiatives locales, nationales, internationales portées par des valeurs humanistes.

Notre pays ne manque pas d’entrepreneurs, d’activistes, de facilitateurs en intelligence collective, d’hommes et femmes de bonne volonté, ni de méthodes pour coconstruire et animer ces expérimentations.

Pour contribuer au jour d’après, comme vous semblez le souhaiter, ce que vous avez surtout à faire, c’est de prendre au sérieux les expérimentations portées par ceux qui sont déjà depuis des années à l’œuvre pour construire un monde différent, avec des variétés d’acteurs et de modalités d’action probablement difficiles à retraduire dans une consultation comme celle que vous proposez aujourd’hui.

Puisque votre pouvoir semble passer par des « projets de loi », je fais le vœu que vous puissiez rédiger des lois qui permettent, qui encouragent, qui soutiennent, plutôt que des lois qui interdisent, contrôlent…

Car je veux croire que si vous acceptez de partager le pouvoir d’analyse, réflexion, décision, si vous acceptez de ne plus tout comprendre / contrôler, mais devenez dans le monde d’après les « super-facilitateurs » du monde en émergence, vous gagnerez en impact réel sur le monde (et en noblesse) ce que vous aurez perdu en influence directe.

J’entendais ce matin sur France Culture une citation de Victor Hugo : « Ce siècle (le XIXe !) est destiné à parachever la révolution française par une révolution humaine ». On a pris un peu de retard, mais la suite de l’histoire n’est pas écrite. Je compte sur vous pour faciliter l’expression des talents de ceux qui veulent écrire une suite humaniste qui fasse honneur à la France. Peut-être est-ce sincèrement votre projet au travers de cette consultation, à laquelle je vais continuer à participer avec intérêt.

Avec mes sincères salutations,

Thierry Merle,

« Majordome » du Tiers Lien.